Ukrainiens dans les mines du Nord 1942-1945

La carte ci-dessous est le témoin d'un chapitre peu connu de la 2ᵉ guerre mondiale dans le Nord de la France. Elle révèle la présence de travailleurs ukrainiens dans les mines du Nord-Pas-de-Calais.

Carte postée à DYMER (Ukraine) et à destination d'un travailleur ukrainien, Iwan Opanasenko, employé à la Fosse Lagrange (Compagnie des mines d'Anzin) à BRUAY-SUR-ESCAUT.

Ukrainiens dans les mines du Nord Dymer über Kiew 1
Ukrainiens dans les mines du Nord Dymer über Kiew 1
Ostarbeiter-Abgabe
Ostarbeiter-Abgabe

Extrait du barème de salaire d'un Ostarbeiter en juin 1942.

1ʳᵉ colonne : salaire mensuel de référence allemand.

2ᵉ colonne : salaire mensuel de l'Ostarbeiter.

3ᵉ colonne : retenue pour logement et nouriture.

4ᵉ colonne : paiement versé au travailleur.

5ᵉ : taxe payée par l'employeur.

Source : Amtsblatt des Reichspostministerium 1942, page 536.

Le contrôle postal a eu lieu à BERLIN (cachet de censure sous les timbres taxes français) et la carte a transité par MUNICH le 2 août 1943. L'Affranchissement aurait dû être de 15 pfennig pour un envoi en France. Le bureau de poste de BRUAY-SUR-ESCAUT a appliqué une taxe de 2F90 qui se calcule comme suit :

- Insuffisance de port doublée : 18 Pf

- Rapport entre la lettre française et la lettre allemande : 4F/25Pf =16. Selon les règles de l'UPU, ce rapport est toujours basé sur le tarif lettre, même si l'objet à taxer n'est pas une lettre. Lettre française : 4 Fr, lettre allemande 25 Pf.

- Taxe à appliquer : 0.18*16 = 2F88 arrondis à 2F90.

Les travailleurs ukrainiens.

Dans la mesure où les travailleurs étrangers amenés en France à cette époque travaillaient plutôt pour des services allemands comme l'organisation TODT, on peut se demander pourquoi un ukrainien se trouvait employé par une compagnie minière du nord de la France.

Pour répondre à cette question, il faut se pencher sur les directives émises par les autorités allemandes.

Ces dernières ont émis plusieurs décrets concernant le recrutement volontaire ou forcé de main d'œuvre étrangère, mais celui qui concerne plus particulièrement les ukrainiens date du 20 février 1942. Il est communément appelé "Ostarbeiter-erlass" (décrets sur les travailleurs de l'Est), mais était intitulé "Algemeinen Bestimmungen über Anwerbung und Einsatz von Arbeitskräften aus dem Osten" (Dispositions générales relatives au recrutement et à l'utilisation de la main-d'œuvre en provenance de l'Est).

Le terme "Ostarbeiter" ne concernait pas tous les travailleurs des pays de l'Est occupés, mais uniquement ceux provenant des territoires soviétiques occupés, à l'exception des pays baltes et des régions de LEMBERG et LVIV. Ce décret prévoyait le recrutement de travailleurs pour des emplois dans les secteurs de l'agriculture ou l'industrie en Allemagne, mais aussi en Ukraine. En Allemagne, le salaire était calculé en fonction des qualifications du travailleur, mais à compétence égale, il était moins bien payé qu'un ouvrier allemand. En plus, ce salaire était amputé des coûts de logement et de nourriture. Les Ostarbeiter bénéficiaient de l'assurance maladie allemande.

En Allemagne, les travailleurs de l'Est étaient logés dans des camps fermés et surveillés, souvent installés dans ou proches de leur lieu de travail. Afin que les employeurs ne favorisent pas l'embauche de travailleurs étrangers par rapport aux travailleurs allemands, ils devaient payer la "Ostarbeiter-Abgabe" (taxe sur les travailleurs de l'Est).

Enfin, le travailleur de l'Est devait porter un signe distinctif cousu sur le côté gauche du vêtement au niveau de la poitrine. Ce signe présentait le mot "OST" sur fond bleu et blanc.

Les mesures prises pour le recrutement étaient plus ou moins coercitives. Les travailleurs volontaires pour l'Allemagne voulaient échapper aux conditions de vie très dures dans les territoires soviétiques occupés. Mais en fait, les conditions de travail en Allemagne étaient loin d'être aussi bonnes que ce qui avait été présenté aux travailleurs lors de leur recrutement. Rapidement, elles ont été connues en Ukraine, réduisant ainsi de plus en plus le recrutement de volontaires. Les autorités allemandes ont dû ainsi passer au recrutement forcé.

A partir du 25 novembre 1942, pour communiquer avec ses proches, l'Ostarbeiter devait utiliser des cartes réponses spéciales surchargées "Ukraine". Il pouvait envoyer 2 cartes postales par mois uniquement. Le tarif intérieur allemand (6 Pf) s'appliquait. Le courrier était contrôlé par la Auslandsbriefprüfstelle Berlin (Berlin Charlottenburg 2, Zoo) s'il était destiné à l'Ukraine ou par la Auslandsbriefprüfstelle Königsberg 5 s'il était destiné au reste des territoires soviétiques occupés. Le courrier provenant d'Ukraine était contrôlé par la Auslandsbriefprüfstelle Berlin. [1]

Les travailleurs ukrainiens dans les mines du Nord et du Pas-de-Calais.

Depuis le début de l'occupation, la production de charbon dans les deux départements de la Région était en baisse par rapport à 1939. Beaucoup de mineurs étaient détenus dans les camps de prisonniers de guerre en Allemagne. Le charbon était vital pour les besoins domestiques français, mais aussi pour l'effort de guerre allemand.

En mai 1942, l'Oberfeldkommandantur 670 de LILLE prévenait les compagnies minières que les autorités allemandes allaient leur envoyer 3000 ouvriers ukrainiens fin du mois de mai (ils n'arriveront en réalité qu'en juillet). Ce nombre pourrait atteindre 10000.  [2]

Ces compagnies ne voyaient pas d'un bon œil l'arrivée de ces travailleurs (parmi lesquels figuraient des prisonniers de guerre soviétiques), car elles auraient préféré le retour des mineurs prisonniers de guerre français. De plus, les travailleurs ukrainiens n'avaient pas les compétences des mineurs de profession. Enfin, amener des travailleurs issus des républiques soviétiques dans le bassin minier où la population "est acquise aux idées communistes" semblait dangereux.[3]

Ces travailleurs devaient être logés dans des camps. L'installation de ces camps était payée en partie par les autorités allemandes (sur les fonds d'occupation). Ainsi, les baraques de logements, l'infirmerie, la cuisine, la clôture du camp, le chauffage et la literie étaient à la charge des allemands alors que la vaisselle, les ustensiles de cuisine, l'accès au camp, les coûts d'électricité, de chauffage et de montage des baraques et du camp étaient à la charge des compagnies minières. [4]

Les baraques préfabriquées étaient fournies par les Allemands. Elles pouvaient loger 50 hommes.

Les camps étaient surveillés par des gardes wallons (rexistes) jusqu'à fin 1943. Après et selon les compagnies, la surveillance des travailleurs était confiée à des gardes français ou à des gardes allemands (police militaire) accompagnés de représentants des travailleurs.

A leur arrivée, les travailleurs de l'Est recevaient :

- 2 vestes de travail

- 2 pantalons

- 2 chemises

- 2 serviettes

- 2 paires d'espadrilles

- 1 paire de galoches

- 1 barrette (casque)

- 1 bidon

Le salaire de ces travailleurs était d'environ 40% inférieur à celui d'un mineur français. Il n'était d'ailleurs pas touché en totalité puisque la compagnie minière en retirait les frais liés à la nourriture et au logement. Les autorités allemandes, elles, prélevaient une redevance.

Par exemple, en novembre 1942, un ouvrier qui avait un salaire de quinzaine de 1020 fr ne percevait au final que 300 fr, car 390 fr étaient retirés pour les frais de logements et de nourriture et 330 fr servaient à payer la redevance "pour main d'œuvre russe".

Les autorités allemandes demandaient aux compagnies minières d'exiger des travailleurs de l'est une productivité de 50% de celle d'un mineur français au bout de 2 mois et 70% au bout de 4 mois [5]

Comme le craignaient les compagnies minières, cette main d'œuvre n'était pas adaptée au travail dans la mine et en tout cas pas au travail du fond. Un rapport du 16 mars 1943 produit par la mine de DROCOURT [6] indique que malgré sa bonne volonté générale, un ouvrier ukrainien est 50% moins productif qu'un mineur français. Il nécessite de plus l'accompagnement constant d'un mineur français. Il est plus absent pour cause de maladie. Le temps d'acclimatation est trop court et doit être allongé. Au total, l'intégration des travailleurs de l'Est au travail du fond fait baisser la productivité globale de la mine.

Afin de motiver les travailleurs de l'Est, les autorités allemandes demandaient aux compagnies de mettre en place les conditions pour qu'ils puissent se divertir en extérieur par le sport ou en intérieur. On a instauré un système de primes en nature pour les bons travailleurs (supplément de cigarettes ou de nourriture).

Les cas d'évasions étaient nombreux.

A partir de mi-1944, les campagnes de bombardement alliés se renforçant sur le Nord et le Pas-de-Calais, l'Oberfeldkommandantur a demandé aux compagnies minières de détacher certains des travailleurs de l'Est ou prisonniers pour la réparation des voies de chemin de fer ou le déblaiement des décombres.

Le Nord et le Pas-de-Calais ont été libérés début septembre 1944. Les Ostarbeiter ainsi que les prisonniers de guerre employés dans les mines ont été progressivement libérés. Dès octobre 1944, les autorités françaises ont mis en place des camps de rassemblement des citoyens soviétiques. Dès le 10 novembre 1944, une Mission soviétique de rapatriement fut installée à PARIS sous l'autorité du Major-Général DRAGUN.

A leur libération, les Ostarbeiter percevaient une prime, mais les reliquats de salaire restant dû étaient payés directement par les compagnies minières au Major ORIANEV pour les ouvriers encore présents dans la Région et au Major-Général DRAGUN pour les ouvriers l'ayant quitté. [7]

La plupart de ces travailleurs ont été rapatriés en URSS et on ne leur a pas laissé vraiment le choix. L'accord concernant l'entretien et le rapatriement des citoyens français et soviétiques se trouvant sous le contrôle respectif des autorités soviétiques et françaises signé le 29 juin 1945 spécifie dans son protocole que "Tous les citoyens soviétiques et français sont soumis au rapatriement, y compris ceux qui font l'objet de poursuites pour des crimes commis dans leur pays ainsi que sur le territoire de l'autre pays signataire".

Ukrainiens dans les mines du Nord
Ukrainiens dans les mines du Nord

Pour atténuer la barrière de la langue et faciliter les échanges entre ouvriers, un dictionnaire de termes techniques avait été édité.

Les travailleurs ukrainiens à la Fosse Lagrange de BRUAY-SUR-ESCAUT.

Les ukrainiens sont arrivés à BRUAY en juillet 1942. En janvier 1944, ils étaient 496 à travailler dans le camp situé proche de la fosse Lagrange.

Fosse Lagrange BRUAY-SUR-ESCAUT
Fosse Lagrange BRUAY-SUR-ESCAUT

Fosse Lagrange à BRUAY-SUR-ESCAUT.

Fosse Lagrange à BRUAY-SUR-ESCAUT baraques ukrainiens
Fosse Lagrange à BRUAY-SUR-ESCAUT baraques ukrainiens

Photo aérienne du début des années 50 montrant la fosse Lagrange et ce qui restait des baraquements du camp des ukrainiens (rectangle jaune).

On peut apprendre quelques détails concernant sur ces travailleurs grâce à un rapport de police rédigé par l'inspecteur PRUVOST des Renseignements généraux du Commissariat de VALENCIENNES. [8]

Ils avaient été recrutés dans la région de KIEV et avaient entre 16 et 21 ans. La carte postale montrée plus haut a été écrite à Katyuzhanka (Nord-Est de KIEV).

Ces ukrainiens étaient répartis sur les 6 fosses de la compagnie des mines d'ANZIN. Ils percevaient le même salaire que les ouvriers français, mais avaient une productivité inférieure d'1/4 à celle des mineurs français. Ils bénéficiaient d'une liberté relative, car ils pouvaient sortir du camp entre 17 et 20 heures ainsi que le dimanche toute la journée.

La surveillance du camp était réalisée par un interprète et 15 travailleurs "choisis parmi les plus intelligents" et 3 feldgendarmes en civil.

A la date du rapport, les Ukrainiens semblaient très contents des revers de l'armée allemande en URSS, plus par patriotisme que par attachement à la cause bolchévique.

Enfin, l'Inspecteur PRUVOST termine son rapport ainsi : "Il est à craindre que ces ouvriers ne deviennent un foyer de trouble dans ce secteur de Bruay-sur-Escaut dont les habitants sont en majorité acquis aux idées moscoutaires [sic]. En outre, les cités ouvrières des fosses Thiers et Lagrange, celle de Sabatier, sont peuplées dans la proportion de 90% de Polonais pour les deux premières, et de 80% d'Espagnols pour la dernière, connus comme étant fortement attachés au parti communiste et à la Fédération anarchiste ibérique ; on se souvient que Bruay-sur-Escaut et ses environs ont fourni de nombreux volontaires pour les brigades internationales d'Espagne. Il semble donc que le séjour prolongé des travailleurs russes dans cette région ne soit pas souhaitable."

Pour conclure cette page, on sait qu'Iwan OPANASENKO avait le matricule n° 262 et qu'il a reçu sa prime de libération le 25 octobre 1944. Il a par la suite dû être rapatrié en Ukraine, puisqu'on ne trouve plus trace de lui dans la Région.

[1] Amtsblatt des Reichspostministerium 1942, page 804.

[2] Lettre du préfet du Nord au Ministre de l'Intérieur. 12 mai 1942. Archives du Nord, 1W598

[3] Rapport de l'Intendance de Police de LILLE au Préfet du Nord. 26 octobre 1942. Archives du Nord, 1W372

[4] Lettre du Gouverneur militaire pour la Belgique et le Nord de la France du 29 septembre 1942. Archives du monde du travail, 1994-051-909

[5] Lettre de l'Oberfeldkommandantur 670 du mars 1943. Archives du monde du travail, 1994-051-909

[6] Rapport sur l'emploi des ouvriers ukrainiens dans les travaux du fond de la concession de DROUCORT, 16 mars 1943. Archives du monde du travail, 1994-051-909

[7] Directive du Commissaire régional de la République du 16 décembre 1944. Archives du monde du travail, 1994-051-909

[8] Rapport de l'Intendance de Police de LILLE au Préfet du Nord. 26 octobre 1942. Archives du Nord, 1W375